Une pinte pour la route
“Vous n’êtes pas allé à Tromsø si vous n’êtes pas allé à Ølhallen”, affirment les anciens au sujet du plus vieux pub de Tromsø. Cette ville du nord de la Norvège, maintenant moderne et étudiante, a occupé une place à part dans l’histoire de l’exploration polaire : c’est ici que le Fram commandé par Fridtjof Nansen fit, en 1893, ses derniers préparatifs avant de mettre le cap sur le continent blanc pour un voyage épique qui dura un an et demi. Ici aussi que Roald Amundsen acheta en 1901 le Gjøa, seul navire à jamais franchir le mythique passage du Nord-Est que Willem Barents avait tant cherché. Et d’ici encore qu’il partit à bord du Latham, vingt-sept ans plus tard, à la recherche de son ami Umberto Nobile, expédition qui coûta la vie au conquérant des deux pôles.
Le pub, longtemps interdit aux femmes, est devenu une attraction touristique mais a préservé son atmosphère, blonde et ambrée comme les bières qu’on y sert. On y est accueilli par deux gigantesques ours blancs empaillés, animaux invisibles dans la région, mais dont on imagine que les explorateurs d’hier rapportaient de captivants récits. En ce début d’après-midi, la salle accueille de nombreux passagers du ferry côtier Hurtigruten, mais aussi de solides gaillards norvégiens qui entrent en claquant fort la porte, ébrouent la neige sous leurs bottes, puis engloutissent des pintes de Mack en parlant à voix basse. “Aujourd’hui, le pub est plein car les avions sont cloués au sol par la tempête”, annonce le patron au look de pirate, anneau à l’oreille et bandana sur la tête.
Démonstration, à peine passée la porte vers le dehors : le vent, qui s’annonçait depuis quelques heures, s’est maintenant levé avec force, poussant la neige à l’horizontale et verglaçant les trottoirs. Force 11 Beaufort. Sur le port, les vagues frappent les quais avec un bruit de succion et le sifflement du vent emplit l’espace. Contre toute attente, à l’heure dite, le Midnatsol a largué les amarres et mis le cap vers le nord.
Dans son jus (de cuisson)
Le (ou là ?) Covid aurait eu ce mérite, claironnent tous les offices du tourisme de l’hexagone : les Français(es) redécouvrent la France. Cocoricooo ! Le moment est donc venu de vous parler de l’hôtel-restaurant Les Voyageurs, à Lalouvesc (07). Corbeille de pain en inox, carafe en pyrex, vaisselier en formica orange, céramiques au sol avec figures géométriques jaune-brun donnant une impression de relief, serveuse apprentie en tablier blanc un rien dépassée, ballon de rouge, viandes en sauce et plateau de fromages… Tout est ici dans son jus (de cuisson). Jusqu’aux toilettes, où trône au-dessus du lavabo le légendaire porte-savon rotatif et sa boule jaune en forme de citron qui a lavé des millions de mains d’écoliers dans les années 1970 (ou 1950 ? 1960 ? Et d’ailleurs, où trouvent-ils encore les recharges ?).
Au menu à 21 € : vol au vent “sauce financière”, échine de porc “sauce mousserons” avec ses pommes rissolées et son fond d’artichaut “forestière”, plateau de fromage, tarte aux myrtilles du pays (ou île flottante, ou baba au rhum, ou crème caramel…). Le contraste est saisissant avec le bourg voisin, où un restaurant triplement étoilé attire une clientèle internationale se faisant à l’occasion déposer en hélicoptère devant l’établissement. Attablé aux Voyageurs, on ne sait plus trop d’où vient notre satisfaction : parce que c’est bien et pas cher ? Parce que c’est vintage (le pyrex et le formica, reviennent furieusement à la mode) ? Ou bien parce que tout cela renvoie à une forme de nostalgie – dont on se méfie, car dehors, sur la place de la Mairie, sont placardées pour cause d’élections les affiches de partis se revendiquant de la “vraie France authentique et intemporelle”, ou quelque chose du même acabit.
Deux cents mètres après Les Voyageurs, le Café du Lac se charge d’ailleurs de nous rappeler qu’il faut se méfier des sirènes de la nostalgie, et qu’il n’est pas toujours très pertinent de se gargariser du passé : la devanture a gardé son nom mais le lac a été asséché. Le Café du Lac fait aujourd’hui face à un parking.
Wild Tsavo
Au cœur du parc kenyan du Tsavo – qui fit parler de lui à la fin du XIXe siècle car ses lions avaient pris la fâcheuse habitude de dévorer les ouvriers construisant la ligne de chemin de fer entre Mombasa et le lac Victoria –, le Severin Safari Camp est une oasis de calme et de bonheur. Ici, pas de clefs. Dans chaque bungalow-tente, le voyageur trouve une torche, un recueil de textes contenant des citations de Out of Africa de Karen Blixen (« There is something about safari life that makes you forget all your sorrows and feel as if you had drunk half a bottle of champagne”) et un sifflet en cas de rencontres fortuites, lesquelles ne sont pas davantage précisées : hippopotame sous le lit ? Léopard dans la penderie ?
Ce soir, quelques gracieuses gazelles de Grant broutent devant ma terrasse et une girafe pointe le haut de son cou réticulé au-dessus des épineux. Après la tombée de la nuit, un interrupteur permet d’appeler un gardien massai armé d’un stick (il rigole lorsqu’on lui demande son utilité en cas de rencontre avec un fauve) pour aller jusqu’à la réception ou au restaurant. À l’heure du dîner, on repère un croco quelques dizaines de mètres devant le bungalow 17, au-delà du panneau stipulant de ne pas franchir ce point (dont on considère tout à coup l’utilité avec davantage de sérieux). Au matin, le saurien est statufié devant le 18.